L'orange de Noël

L’orange de Noël

"Depuis la nuit des temps, les hommes sont sensibles au solstice d’hiver. Le paradoxe veut qu’au moment où l’on entre dans la morte-saison on salue l’espoir de jours meilleurs. Le Noël chrétien s’est greffé sur les saturnales païennes, donnant sa dimension religieuse au retour à la lumière. Les cadeaux échangés dans la circonstance sont autant de mains tendues et de signes d’affection. Pendant des lustres, avant l’ère du consumérisme exacerbé, des gestes simples manifestaient ces élans du cœur. Les jeunes générations, submergées de présents de toute sorte fabriqués à grande échelle aux quatre coins du monde, ont certainement beaucoup de difficultés à imaginer ce qu’il pouvait en être pour leurs grands-parents ou arrière-grands-parents.

Dans les années trente — du siècle dernier bien sûr —, les paysans profitaient du repos de la nature pour se livrer à des occupations d’entretien des matériels. On réparait les cuirs des attelages, on renouvelait les manches des pelles et des pioches. Les mères tricotaient au coin du feu les vêtements de la famille avec la laine cardée et filée par les grands-mères. Beaucoup tressaient les paniers d’osier dans lesquels on récoltera les pommes de terre. D’autres façonnaient les sabots… La maison, calfeutrée pour se protéger du « vent d’Pusy » comme on appelait la bise, s’encoconnait dans une chaude intimité où se resserraient les liens familiaux après l’âpreté du labeur de l’été. Le soir, on se regroupait dans « le poêle », la salle à manger surchauffée qui ne servait guère, en continu, qu’à cette période de l’année. On y savourait les marrons grillés, les noix, les noisettes et les pommes rintries conservées jusque là sur une claie au grenier.

Noël focalisait ce moment de douceur. Les enfants, en vacances, vivaient intensément ce temps particulier avec des parents détendus et plus accessibles que pendant le reste de l’année. Les petits, et parfois aussi les plus grands, s’ébaudissaient devant la Sainte Famille, l’âne et le bœuf qui réchauffaient le petit-Jésus de la crèche que l’abbé Laviron et des bonnes âmes installaient tous les ans dans l’église du village. D’autant que c’était le petit-Jésus et non pas le père Noël qui apportait les cadeaux.

Après la messe de minuit, on couchait les enfants. Par un mystère lourd d’ambiguïté, des jouets, pourtant amenés par le petit-Jésus et son âne, devaient être déposés dans les sabots soigneusement rangés sous la cheminée. La stratégie employée pour arriver à cette fin ne manquait pas de troubler le sommeil des petits naïfs que nous étions.

Le lendemain matin, à l’aube, les filles découvraient la poupée de chiffon vêtue de ses beaux atours amoureusement fabriqués en catimini par l’une des femmes de la famille. Je revois un garçonnet remplissant fébrilement la petite brouette de bois avec les outils de jardinier rescapés du Noël précédent…

Et par-dessus tout, il y avait l’orange. Emballé dans un superbe papier doré, ce fruit du soleil, rarissime sur les marchés, a émerveillé les enfants de plusieurs générations de la première moitié du XX° siècle. Il nous était si précieux que souvent nous ne le mangions pas afin de le contempler à notre aise. « Madeleine de Proust », cette orange nous fait encore rêver."

 

Bernard Pinot.