La libération de Pusey

Pusey, nuit du 11 au 12 septembre 1944.

La carte de France du calendrier des Postes punaisé au mur de la cuisine indiquait l’avancée des Alliés. Depuis le mois de juin, nous marquions la position des libérateurs dans leur progression vers l’est depuis la Normandie. À partir de la mi-août, un autre tracé suivait la montée dans le couloir Rhône-Saône des troupes débarquées près de Toulon.

Manifestement, les choses étaient en train d’évoluer. Les Allemands s’affolaient et redoublaient de violence. Le 16 juillet, Montigny fut le théâtre de l’arrestation des hommes présents. Certains avaient été tués sur place et beaucoup furent emmenés de force vers une destination inconnue. Début septembre, deux gendarmes résistants en mission étaient abattus sur la route de Chariez.

Dans les jours précédents, alors que je me trouvais dans les Grands-prés avec un camarade, nous avions assisté au bombardement du triage de la voie ferrée entre Vesoul et Vaivre par deux appareils américains.

Je ne pouvais oublier le spectacle terrifiant des cercueils ensanglantés transportés furtivement dans le cimetière du village. Il s’agissait des corps de jeunes gens fusillés quelques heures auparavant au Sabot de Frotey.


À la suite de l’assassinat par la milice de l’un de ses proches en Résistance, mon père avait rejoint le maquis qu’il avait structuré pendant des mois. Fin août, il faisait venir mon frère auprès de lui, craignant que celui-ci, âgé de seize ans, ne soit arrêté.

Puis, le bruit de la bataille se rapprocha. La canonnade était chaque jour plus perceptible vers le sud, au-delà du Camp de César. Des troupes allemandes et leurs affidées ukrainiennes traversaient le village. À pied, à cheval et en voiture, les soldats ennemis se dirigeaient vers Charmoille puis Bougnon, certains en bon ordre, d’autres en débandade. Mon vélo rouge a disparu, il y a tout lieu de penser que l’un des fuyards me l’a « emprunté ».

Le climat était lourd, très lourd. Le soir, nous nous regroupions avec les voisins, dans leur cave voutée considérée comme solide. Pendant une partie de la journée, un officier allemand avait élu domicile dans une chambre au-dessus de nous.

Vers les 22 heures, un soldat ennemi, arrivé sur un chariot tiré par une haridelle, entra dans le sous-sol ; il paraissait exténué, ses gestes se voulaient rassurants, mais nous n’en menions pas large. Après quelque temps de repos, il est sorti sans bruit puis est remonté sur son chariot pour disparaître au coin de la rue.

Soudain, de violentes explosions ébranlèrent la maison. Tout le quartier fut pris sous un déluge de feu. Au travers des interstices de la porte, nous voyions le rougeoiement des flammes qui embrasaient les fermes. Ma mère me saisit alors par la main et me tira hors de la cave pour nous enfuir vers le centre du village, à l’opposé des Allemands qui partaient vers Charmoille. Au terme de très longues minutes assourdissantes, le tir d’artillerie cessa brusquement. À hauteur du croisement de la route de Pusy, nous tombâmes nez à nez avec une patrouille américaine qui remontait vers l’église. D’une main ferme, l’un des gaillards nous plaqua contre le mur. Par gestes suffisamment expressifs, il demanda où se trouvaient les Allemands, ma mère indiqua par signes le sens de leur fuite. Les Américains reprirent leur marche rendue silencieuse par les semelles en caoutchouc de leurs rangers.

Éberlués, pétrifiés, nous courûmes aussitôt chez un oncle qui habitait à quelques pas de là.

Je crois avoir occulté le reste de la nuit.

Le matin, quand nous sommes remontés chez nous, c’était pour constater que notre maison était intacte alors que les autres brûlaient. Une salve d’artillerie avait pourtant labouré notre cour de plusieurs trous d’obus.

À l’angle sud-ouest de notre verger, au virage de la route de Vaivre, un canon ennemi était détruit. Plusieurs soldats gisaient, disloqués, autour de la pièce. Je vois encore des débris humains accrochés aux fils de la ligne téléphonique qui passait à cet endroit.

Tous les Allemands avaient quitté les lieux. Des Américains bivouaquaient sur place avant de reprendre leur progression vers le nord.

Nous étions à l’aube du 12 septembre 1944, jour de la libération de Pusey.

Bernard Pinot

 


Les cloches de l'église Saint Maurice ont célébré le 70ème anniversaire vendredi 12 semptembre 2014 à 8h00